Introduction et avertissement


Le postulat politiquement correct selon lequel l'harmonie serait une discipline servant à développer l'audition de base est à peu près aussi peu sérieux que de considérer les études de médecine comme un préalable pour assimiler les cours de biologie du secondaire.

Il est de bon ton également, surtout dans les universités américaines, de limiter l'harmonie à un outil indispensable pour le cours d'analyse. Ailleurs, des mandarins affirment que la Musique ne reviendra plus à la conception de l'oeuvre "écrite". Cette affirmation n'est probablement valable que pour un petit secteur artistique orienté vers la jouissance de quelques dizaines de créateurs subventionnés. En réalité, toute la musique commerciale que nous subissons (par exemple les plus mauvaises publicités) ainsi que toute la musique que la plupart des gens apprécient (par exemple les meilleures musiques de films) sont toujours écrites selon les principes de base de l'écriture classique, quelles qu'en soient les variantes et les évolutions. Même dans le domaine artistique "sérieux", bien des créateurs connaissant leur métier, finalement joués beaucoup plus régulièrement que certains mandarins dont la mode passe vite, continuent d'utiliser la forme écrite. Il n'y a donc pas d'anachronisme aujourd'hui à étudier l'harmonie classique à fond, en tant que début d'apprentissage de l'écriture musicale, concept qui a beaucoup plus d'utilité et d'avenir social que la course aux langages personnels : aujourd'hui tout se passe comme si aucun créateur ne pouvait plus se permettre d'avoir le même langage musical que son voisin et devait se trouver, d'abord, « un son bien à lui » pour jouir d'un bon statut professionnel. On sait bien que beaucoup de ces avenues ont surtout réussi à éloigner de la musique, qu'on disait "sérieuse", le public qu'elle avait pourtant su conserver à travers ses grandes évolutions de la première moitié du siècle : quand Ravel a créé son "Boléro", on entendait parfois les gens siffloter le thème dans la rue1. Avez-vous entendu quelqu'un siffler ne serait-ce que du Boulez ou du Stockhausen dans le métro ? Ah bon, c'est seulement parce que ce serait plus difficile?

À lire attentivement avant de se lancer dans cette étude ...

Trente ans d'expérience dans l'enseignement de l'harmonie, à tous les niveaux, m'autorisent à décrire ici quelques situations maintes fois vérifiées.

Le préalable principal pour aborder l'harmonie est d'avoir une bonne représentation mentale des accords de trois et quatre sons (les entendre, reconnaître les noms des notes qui les composent, comme par exemple dans la dictée à trois voix). L'étudiant doit être tout à fait à l'aise dans ce domaine, car le cours d'harmonie lui demandera, en plus, d'apprendre à imaginer, à choisir tel ou tel accord (ou tel degré, telle fonction).

L'étudiant qui n'a pas l'audition verticale préparée avant le cours d'harmonie progresse habituellement lentement. Plus grave que sa lenteur : il supplée à son retard auditif au moyen de systèmes de raisonnements logiques, intellectuels. Ces béquilles, bien que fonctionnant tant bien que mal au début, ne mènent pas loin : immanquablement, dès que son raisonnement, même intéressant, le mène à plusieurs possibilités logiques mais dont malheureusement les trois quarts sont laides (étude des modulations par exemple) l'étudiant plafonne et se découvre sans dons proprement musicaux pour progresser, perd une année, a une fausse expérience du cours ou abandonne.

Développez d'abord les oreilles !

En d'autres termes, la plupart des fautes répétitives et apparemment non corrigibles, chez les étudiants, proviennent du fait qu'il est bien plus difficile de reconnaître ou réutiliser un concept mémorisé intellectuellement que de retrouver auditivement la même chose en tant qu'événement sonore connu, rencontré mille fois dans la vie musicale de tous les jours. En caricaturant, l'étudiant intellectuel mais non développé au plan auditif ne sait pas reconnaître ou retrouver cette image au moment où il en aurait besoin pour harmoniser (son esprit ne peut pas fonctionner comme une machine, et même s'il le pouvait, quelle belle vie d'artiste !) : il tâtonne en aveugle... Au contraire, l'étudiant ne se posant pas trop de problèmes intellectuels, mais intuitif et bien-entendant, retiendra sans effort, avec son oreille, les règles générales, les cas particuliers, etc., d'après des clichés auditifs bien connus et progressera au moins trois fois plus vite. Et ce n'est que justice !

En effet, l'objectif des études d'écriture est de manipuler des sons, des sensations, des désirs de sensations sonores, des choix en fonction de critères esthétiques auxquels nous attribuons un sens musical, conséquence de notre culture commune de musique occidentale. La logique, le raisonnement, bien que sous-jacents (on peut analyser tout et n'importe quoi) ne sont les créateurs premiers dans aucun acte musical et ne vous aideront que sur le plan de la construction formelle, qui est d'ailleurs rarement complexe au premier niveau, à plus forte raison dans de brefs exercices. En définitive, tout ce qui sera discuté au cours d'harmonie doit correspondre, dans votre mental, à une représentation sonore bien claire, faute de quoi vous vous sentirez exactement comme des aveugles dans une école de peinture, pressant sur des tubes de couleur dont les étiquettes seraient effacées. Quelle école d'arts visuels accepterait de tels élèves ? Il devrait en être de même en musique, mais il se trouve qu'en audition on peut feindre quelque temps.

Le contenu de ce cours représente l'essentiel de ce qu'on doit connaître sans hésitation, d'autant plus que les règles qu'on y rencontrera expriment le bon sens et la recherche d'un bon équilibre sonore. Pour une réponse rapide et plus détaillée sur un sujet plus rare ou plus complexe, consultez le récent Précis d'harmonie tonale de Marcel Bitsch. En ce qui concerne des choix d'exercices spécifiques, la série progressive des 380 basses et chants donnés d'Henri Challan est incomparable. Pour des travaux plus avancés et l'étude des styles, consultez la bibliographie ou référez vous à un professeur.

1) PARIS, 1er juillet 1999 (selon l'AFP) - Le "Boléro" de Maurice Ravel figure toujours au premier rang des oeuvres musicales françaises les plus exportées, selon le rapport annuel de la Société des auteurs, compositeurs, éditeurs de musique (SACEM), rapport qui prend en compte leur diffusion en 1996-1997, avec répartition des droits d'auteur en 1998. Outre le "Boléro" figurent dans les 10 premières places une autre oeuvre de Ravel ("Daphnis et Chloé"), deux partitions du Russe, Prokofiev ("Roméo et Juliette, opus 64" et "Pierre et le Loup"), ainsi que la 5e symphonie en ré mineur de Chostakovitch.


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